« Zombies
de tous les pays, unissez-vous »
Ébauche
sur le prolétariat du 21emesiecle
Pour
parler de précarité et de chômage, il est nécessaire de
comprendre ce qu’est la classe ouvrière (travailleurs-euses de
tous secteurs confondus), et les nouvelles dynamiques de la crise. Il
nous semble également nécessaire de comprendre la relation qui
existe entre précarité et crise, à l’intérieur de la lutte de
classe. Et comprendre la crise ne veut pas dire attendre sagement
l’effondrement du capitalisme, mais analyser à quel moment ce
système est le plus faible pour que nous puissions agir (1).
LA
CRISE - Il existe une différence profonde entre les vieilles crises
de surproduction incontrôlables, mais desquelles le capitalisme
encore jeune pouvait se sortir en renouvelant son fonctionnement, et
la crise actuelle, qui surgit dans un vieil organisme, rongé par des
décennies de parasitisme financier exacerbé ces derniers temps. Les
scénarios qui essaient de prévoir le futur n’indiquent aucune
reprise, et nous assistons même plutôt à une détérioration
continue de l’économie mondiale qui a repris la voie qui l’avait
conduite à l’effondrement de la finance et de la production en
2007-2009, avec aujourd’hui, en plus, des conséquences
aggravantes : hausse des prix des matières premières (en
premier lieu la hausse du pétrole), ralentissement de la locomotive
asiatique et difficultés de nombreux États européens à soutenir
les niveaux d’endettement public.
LE
TRAVAIL - De façon générale, les travailleurs peuvent se diviser
en trois catégories :
— Les
travailleurs-euses directement producteur-trice-s de plus-value, sous
la forme de marchandises physiques et de services productifs
(ouvrie-è-r-e-s industriels, technicien-ne-s industriels,
salarié-e-s agricoles, etc.) ;
— Les
travailleurs-euses indirectement producteur-trice-s qui se trouvent
dans la sphère de la circulation de la valeur (administration,
services sociaux, etc.) ;
— Les
travailleurs-euses de contrôle : police, instances religieuses,
idéologues, politiques, etc. Cette division est à considérer comme
étant une part indissoluble du capital, dans la mesure où elle est
indispensable à ses besoins reproductifs.
LES
ZOMBIES - La catégorie des « chômeurs-euses », quant
à elle, est ambiguë ; nous préférons la définition
« d’armée industrielle de réserve », terme qui rend
cette catégorie moins passive et moins figée (2). On assiste
aujourd’hui à une expansion de cette catégorie d’un point de
vue quantitatif, et elle touche maintenant les trois formes de
travail décrites ci-dessus ; l’expansion est donc aussi
qualitative. Ce phénomène est dû à la crise et aux nouvelles
formes de production flexible, pas seulement à cause du
développement des machines et de la concurrence entre travailleurs
imposée par les patron-e-s, mais à cause aussi de la valorisation
(3) insuffisante qui fait que les travailleurs-euses sont
exclu-e-s de l’accumulation capitaliste. Pris
comme un tout, les mouvements généraux des salaires sont
exclusivement régulés par la dilatation et la contraction de
l’armée industrielle de réserve, et celles-ci correspondent à
des changements périodiques du cycle industriel. Ils ne sont, par
conséquent, pas déterminés par les variations du nombre absolu de
la population active, mais par les proportions variables dans
laquelle la classe ouvrière est divisée en armée active et de
réserve, par l’augmentation ou la diminution de la quantité
relative de l’excédent de population, selon qu’elle soit tour à
tour intégrée, ou libérée.
Marx
appelait « lumpenprolétariat » une frange de la
population ouvrière qui ne se soumettait pas au mécanisme productif
capitaliste et qui, pour lui échapper et subsister, recourait au
vol, ou à divers trafics. En quelque sorte, cette couche de
population apparaît à l’aube du capitalisme, pour constituer
ensuite une partie de l’armée de réserve. Durant cette période,
le lumpenprolétariat pouvait être attiré soit par la classe
dominante, soit par le prolétariat lui-même.
Cependant, en échappant à l’unification de classe, en faisant
obstacle à la « généralisation du salariat », il
constituait potentiellement une couche réactionnaire (voir ce que
dit Marx au sujet des Lazzaroni qui écrasèrent la révolution
napolitaine). Il faut ajouter que les différents discours dirigés
contre le lumpenprolétariat furent la plupart du temps inspirés par
une morale du travail encore plus ignoble que l’existence même de
cette population ; d’autant plus ignoble que la morale a pour
présupposé l’oubli total des causes de l’ignominie humaine (4).
À l’heure actuelle, la morale du travail a perdu ses
justifications, et parler de lumpenprolétariat n’a plus de sens,
il vaut mieux parler d’étendue de l’armée industrielle de
réserve, ou d’une économie pseudo-criminelle qui se greffe sur
l’économie « réelle ».
La
crise actuelle a engendré une étendue de ce « lumpenproletariat »,
qui couvre aujourd’hui un champ beaucoup plus large que celui
décrit par Marx. Les aller-retours, de nos jours, entre formation,
travail et chômage sont continus. Un manœuvre du bâtiment
travaillera le week-end au noir pour servir dans un restaurant, puis
vendra des cigarettes de contrebande sur les marchés. Une jeune
femme avec une formation d’esthéticienne sera successivement
caissière, hôtesse d’accueil, chômeuse et femme de chambre. Il
devient impossible de s’identifier à une catégorie, une classe de
travailleurs-euses fixe et stable. Les ouvrie-è-r-e-s sont
menacé-e-s, tôt ou tard, d’être exclus des processus de
production et donc, étant donné la domination du capital dans nos
sociétés, de perdre toute possibilité de vivre. Ils/elles ne
peuvent survivre qu’en recourant à des expédients, à l’intérieur
de l’accumulation flexible, dans un cycle
productif marqué par une haute flexibilité productive et une
précarité contractuelle.
Plus
précisément, une fois expulsé-e-s du processus de
production ou, dans le cas des jeunes, sans avoir eu la possibilité
d’y entrer, deux attitudes s’offrent à eux/elles : soit
réclamer le plein emploi et le droit au travail, donc revendiquer le
maintien du capitalisme (depuis Keynes, c’est là que réside le
rêve de tous les capitalistes gestionnaires qui ont remplacé les
économistes, car il n’y a plus d’économie politique) ;
soit rejeter la société en la détruisant, en refusant le travail
en tant que possibilité de survie, où ce rejet ne veut pas dire
abandonner la sphère du capital, mais simplement augmenter le nombre
des travailleurs-euses flexibles. Le résultat est le même, mais les
chemins pour y arriver diffèrent.
C’est
pour ces raisons que nous parlons d’une nouvelle composition de
classe :le Zombie Prolétaire Moderne, corvéable à merci, au
teint gris et au corps meurtri, sans langage, potentiellement violent
envers les êtres humains et se nourrissant directement sur une
société censément saine. À l’inverse des vampires ou des
momies, de lignées aristocratiques, les zombies, réputés sans
conscience ni humanité, représentent la part exclue de la société,
seulement capable de destruction aveugle. C’est le capital stagnant
et parasite qui produit lui-même la dé-intégration, et qui
favorise le développement de ce prolétariat zombifié.
Ce
processus, transposé par exemple à l’échelle de la ville,
s’appelle gentrification, une ville assainie et militarisée pour
les riches, et une zone péri-urbaine indéfinie pour le reste de la
population. Le nihilisme social qui s’empare de beaucoup de
prolétaires reflète le vide existant dans la société, la
disparition de l’ancienne classe ouvrière et les balbutiements de
la classe universelle qui commence à englober les nouvelles classes
moyennes par leur prolétarisation. Théoriser ce lumpenprolétariat
reviendrait à nier le phénomène en tant que généralité et à le
confiner à la périphérie de la société afin de pouvoir
tranquillement exalter la figure du/ de (la)
prolétaire-travailleur-euse, entendu dans son sens classique.
Heureusement,
dans la culture vaudou haïtienne, le zombie trouve aussi la vie dans
la mort, comme rébellion et affranchissement de l’esclavage. Les
prolétaires qui luttent de façon directe, permettent, par une
destruction soi-disant aveugle, l’avènement d’une conscience.
Exalter ces luttes en tant que telles conduirait évidemment à une
mythification de la violence et de la terreur, alors qu’il est
indéniable que le communisme ne peut se développer sans un éveil
simultané des consciences.
Le
nouveau prolétariat zombie est aujourd’hui l’armée industrielle
de réserve, représentée par le/la travailleur-euse précaire
moderne, un-e nouveau/nouvelle travailleur-euse collectif-ve
potentiel, dans une production flexible et mondiale. Nous ne savons
pas quelles formes de lutte utiliseront les zombies pour s’affranchir
du nouvel esclavage, mais nous sommes sûrs que le processus de
dé-intégration de la société, produit par le capitalisme,
remettra la lutte des classes au centre de la partie.
Groupe
de discussion Marseille-ZOMBI
2014
notes :
1)
M. Roelandts, « Dynamiques, contradictions et crises du
capitalisme », Contradictions, 2010, Belgique
2)
Marx distinguait trois formes de l’armée industrielle de réserve :
flottante, latente et stagnante. Chap. 23. Le Capital, 1.
— La
partie flottante se réfère aux chômeurs temporaires, vieux
travailleurs expulsés du processus de production, liés par
l’organisation du travail aux vieilles concentrations
industrielles.
— La
partie latente se compose du segment de la population qui n’est pas
encore pleinement intégré dans la production capitaliste, et forme
ainsi un réservoir de travailleurs potentiels pour la production.
C’est, historiquement, une partie de la population rurale, et
aujourd’hui les immigrés et travailleurs extra-communautaires ;
— La
partie stagnante se compose des personnes marginalisées, à
« l’emploi extrêmement irrégulier ». C’est, de nos
jours, la masse de travailleurs CDD, et tout le travail au noir.
3)
C’est le processus de création de valeur, un phénomène
spécifique à la société capitaliste. Quand à la valeur d’une
marchandise, vient s’adjoindre la plus-value. Marx, quand il
analyse le processus de production, distingue entre le processus de
travail et celui de valorisation. Dans la société capitaliste, les
travailleurs ne produisent pas pour eux-mêmes, pas pour satisfaire
leurs propres nécessités fondamentales, ce qui détermine la
production c’est le capital. Bien que le travailleur y participe,
le processus de valorisation ne concerne que le capital, qui
s’auto-valorise, et qui augmente de valeur à la fin du cycle
productif.
4) Invariance, Le KAPD et le mouvement prolétarien, 1971
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